Des rencontres vraiment inattendues - Sornette & Abygaëlle

En quittant le village ce matin-la, j'avais une seule idée en tête : faire sa fête à cette misérable sorcière qui avait osé me voler ma couronne des décennies plus tôt. Je devais y aller seul, c'était ma mission, raison pour laquelle j'avais laissé à la maison mon chevalier de chiffon qui me protégeait la plupart du temps. Du moins, c'est ce que je voulus faire avant de me dire qu'on n'était jamais trop prudent et de l'amener "au cas où". J'avais fait des efforts : je m'étais procuré une épée en acier (eh oui, une vraie arme, bien que pas très aiguisée) et portais mon habit tel une cape de héros qu'on retrouve dans les histoires. J'étais prêt à affronter mon destin.

Alors qu'est-ce qui me poussa à faire un détour dans la forêt ? À ne pas emprunter le chemin le plus rapide pour me rendre dans la demeure redoutée ? Il suffisait d'un bruit au loin pour que je dévie de ma route, que je me rappelle d'un détail pour faire demi-tour ou d'une plante qui attire mon regard pour que je m'arrête un instant. Résultat : l'après-midi avançait et j'étais loin d'être arrivé à destination. Peut-être que si je tardais encore un peu, il ferait trop sombre pour que je m'aventure en forêt et il me faudrait rentrer, tenter ma chance le lendemain... ou un autre jour. Quand je m'arrêtais trop longtemps au même endroit, mon garde du corps me rappelait à l'ordre, m’incitait à continuer ou à marcher plus vite. Il me fallait lui expliquer que ce que je faisais était de la plus haute importance et que m'empêcher de prendre mon temps pour me préparer pouvait avoir des conséquences catastrophiques sur la suite. Ses yeux en boutons semblaient me fixer avec perplexité. Il ne me croyait pas, évidemment, mais qui était-il pour remettre en question les décisions de son prince ? C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il ne rechigna pas lorsque je décidai de faire un détour par la carrière. Mon plan était simple : contourner la maison de la sorcière pour qu'elle ne nous voit pas arriver. Elle ne devinerait jamais que ses adversaires arriveraient du côté de la carrière !

Je marchais avec plus d'entrain depuis que j'avais pris cette décision : nous nous éloignions du danger et c'était une bonne nouvelle. À moins que... c'était un rugissement que je venais d'entendre ? Je me figeai en entendant un cri atroce qui était bien trop proche à mon goût. Je savais que les environs avaient mauvaise réputation et que Céleste n'aimait pas que l'on traîne dans le coin, je commençais à comprendre pourquoi. Je posai ma main tremblante sur mon épée et la sortis de son fourreau. J'apercevais du mouvement un peu plus loin et en m'approchant, je vis une  chose qui me glaça le sang : un dragon. Instinctivement, je bondis vers un rocher pour me cacher derrière. Mon cœur battait à tout rompre et mes mains ne pouvaient s'empêcher de trembler. Un dragon ! La chance n'avait jamais été de mon côté mais de là à tomber sur une créature invincible ? Inutile de l'affronter, il suffisait de la contourner, s'éloigner discrètement et ne pas se faire remarquer. Je fis trois pas hors de ma cachette avant de m'arrêter à nouveau. J'avais été absorbé par la vision monstrueuse du reptile et n'avais pas remarqué la jeune fille rousse qui se tenait devant lui. Oh non... Le dragon avança sa mâchoire vers elle et s'arrêta à quelques centimètres de son visage. Je ne rêvais pas, il s'agissait d'une princesse en danger. Et qui de mieux placé qu'un courageux prince pour la protéger ? Je possédais une épée et un chevalier à mes côtés, j'étais persuadé que je pouvais le vaincre. Imaginez la tête des habitants du village lorsqu'ils apprendraient que le Prince Sornette avait vaillamment combattu un monstre grand comme un moulin et secouru une malheureuse jeune fille prisonnière de l'animal. Je les entendais déjà me féliciter, les voyais me porter en triomphe dans toute la ville, me payer à boire et m'offrir des chapeaux. Peut-être construiraient-ils une statue en mon honneur au centre de la place ? Elle deviendrait un symbole et dans cinquante ans, on dirait aux jeunes Éclats "regardez cet homme, c'est notre prince qui nous a protégé d'un terrible dragon il y a bien longtemps. Vous devriez prendre exemple !". Je deviendrais une idole... Mais avant ça, je devais tuer le dragon.
Sans réfléchir, je me redressai et courut aussi vite que je pus en direction de la créature, lame en avant et en criant le plus fort possible.

- JE VAIS VOUS SAUVEEEEEEER !

Et voilà que je m'interposais entre le reptile et la jeune fille, fendant l'air avec mon épée pour le forcer à reculer.

- Ne vous en faites pas, je suis là maintenant !

Je fis un mouvement rapide en avant pour éloigner davantage le dragon mais sans que je m'y attende réellement, la pointe de l'épée rencontra le museau du reptile, lui laissant une fine trace rougeâtre entre ses écailles. Oups. Je me figeai à nouveau, me rendant très vite compte de mon erreur. J'étais mal. J'étais très mal. Sur un ton beaucoup moins assuré qu'auparavant et prêt à suivre mon propre conseil, je lançai à la jeune fille :

- Je crois que vous devriez courir...

Inconscient. J'étais complètement inconscient ! J'aurais dû rester cacher, faire le tour du dragon et retourner dans les bois sans que la princesse ou la bête ne me voit. J'aurais rapidement oublié cette histoire et on n'aurait plus jamais entendu parler de la pauvre jeune femme. Après tout, les dragons ne savaient pas parler (pas tous en tout cas) et il ne pourrait jamais attester que je me trouvais sur les lieux quand il la dévorait. À moins qu'il se sache effectivement parler et que je sois accusé de non assistance à princesse sur le point de se faire dévorer par un dragon ? Oui, j'aurais définitivement dû la laisser se f... Venait-elle de m'appeler "preux chevalier" ?
Jamais ne n'avais ressenti des sentiments aussi contradictoires. D'un côté l'immense fierté que quelqu'un reconnaisse enfin ma bravoure et de l'autre, la terreur de me trouver à quelques centimètres des crocs d'un monstre. Je n'eus guère le temps d'explorer plus en profondeur ce déchirement qui s'opérait en moi car rapidement, je sentis la princesse s'éloigner derrière moi. Je la suivis sans me faire prier, piquant un sprint pour me cacher derrière le rocher où elle avait trouvé refuge, me permettant même de faire un petit détour pour attraper mon chevalier de chiffon qui, contrairement à moi, semblait plus que résolu à en découdre avec la créature. À en croire les cris, cette dernière semblait souffrir le martyr. Cela voulait donc dire... que j'étais peut-être capable de m'occuper d'elle après tout ! Et mieux encore, il n'avait aucune idée de notre position. Quelle chance d'être tombé sur un dragon aussi stupide ! Ou bien il avait perdu ses lunettes, c'était également possible. Il n'empêche que myope ou pas, il s'approchait dangereusement de notre cachette. Je sentis à nouveau mon cœur s'emballer sous l'effet de la panique. Il fallait trouver une solution ! Ma camarade fut plus rapide que moi à réagir car elle désignait un rocher situé un peu plus loin. Je hochai la tête :

- Bonne idée, princesse ! Je me charge de créer une diversion pour mettre toutes les chances de notre côté.

Je cherchais désespérément un caillou, ou une branche, ou n'importe quoi tant que je pouvais le lancer aussi loin que possible. Or, la seule chose sur laquelle mes yeux se posèrent et qui correspondait à mes critères fut mon chevalier. Je le toisai quelques instants en me demandant si j'étais vraiment capable de me servir de mon plus fidèle serviteur comme distraction. Il ne fallut pas longtemps pour arriver à la conclusion que oui. Je me saisis de la poupée qui me dévisageait et lui murmurai : "Je te remercie pour ton sacrifice, ne me déçois pas" avant de la jeter à l'opposé du rocher que m'avait indiqué l'inconnue quelques secondes plus tôt. Le chevalier effectua un vol plané avant de s'écraser quelques mètres plus loin dans un nuage de poussière. Il avait atterri beaucoup moins loin que je ne l'avais prévu mais j'espérais que le bruit de la chute ait suffisamment attiré l'attention du dragon pour nous permettre de fuir.

- Maintenant !

Je me plaquai au sol et commençai à ramper en direction de l'autre rocher. C'était loin d'être pratique mais tous les héros dans mes romans se déplaçaient ainsi lorsqu'il s'agissait d'être discret, il devait y avoir une raison. En revanche, je ne m'attendais pas à ce que la manœuvre soit aussi salissante. Quand je parvins enfin à l'autre rocher, j'étais couvert de poussière et ma chemise était, à l'instar de mon pantalon et de mon visage, couverte d'une fine pellicule brunâtre. Je fis de mon mieux pour épousseter mes vêtements en silence en chuchotant à la jeune femme :

- Ne vous en faites pas, princesse, nous serons bientôt sortis d'affaire.

Quand j'eus finis de me débarrasser d'une quantité suffisante de poussière, je croisai enfin le regard de mon interlocutrice pour la première fois depuis notre rencontre. Son visage m'était étrangement familier... Des souvenirs s'imposaient à moi sans que je sache vraiment pourquoi et je ne pus m'empêcher de poser la question qui me brûlait les lèvres.

- Votre visage ne m'est pas inconnu... Nos chemins se seraient-ils déjà croisés ?

Sornette détaillait le visage de sa princesse en essayant de se convaincre qu'il ne lui disait rien, que la personne à laquelle la jeune femme lui faisait penser ne pouvait pas être présente devant lui et cherchait désespérément à chasser ce sentiment de déjà vu. Pourtant, ses yeux rieurs semblaient les mêmes, sa manière de se mouvoir... Il y avait quelque chose de différent, bien entendu... mais il ne pouvait ignorer la ressemblance. Il fut en partie soulagé d'apprendre que son interlocutrice ne le connaissait pas (c'était probablement mieux ainsi) mais balaya rapidement cette certitude lorsqu'elle se présenta : Abygaëlle. Sornette écarquillait les yeux, ignorant la main tendue pour se concentrer sur le visage de celle qu'il pensait partie à tout jamais.

- Aby ?...Il cligna plusieurs fois des yeux pour se reprendre et sembla remarquer pour la première fois la main tendue. Enfin, pas chevalier Aby, non. En fait, je suis prin...aaaAAAH !

Il ne comprit pas tout de suite ce qu'il venait de se passer. Il avait senti le sol trembler sous ses pieds et avant qu'il ait eu le temps de tourner la tête, la jeune femme était sur lui. Il essaya de rester debout mais il fallait se rendre à l'évidence, il allait bientôt mordre la poussière une nouvelle fois. Son dos percuta le sol rocailleux et propulsa l'air hors de ses poumons, tâche qu'Abygaëlle compléta à merveille lorsqu'elle lui tomba dessus. Le souffle court et les yeux écarquillés, le prince n'osait plus bouger de peur que la situation empire. La stratégie ne sembla pas fonctionner puisque, même si la jeune fille s'était relevée en s'excusant, un immense dragon probablement furieux et affamé les observait avec appétit. Sornette aurait dû s'en douter, ça se terminait toujours ainsi lorsqu'il voulait jouer les héros... Abygaëlle fut plus réactive que lui et lui vola l'épée émoussée abandonnée à terre. Il l'observa avec un certain respect se dresser face au dragon alors qu'il reculait, toujours au sol, les yeux rivés sur le reptile. En fait, il n'avait pas l'air si affamé que cela. On aurait plutôt dit qu'il... était charmé par la jeune femme ? C'était absurde ! Il l'avait vu l'attaquer quelques minutes plus tôt et avait probablement dévoré son chevalier de chiffon à l'heure qu'il était !

Un souvenir refit surface et avec lui, la certitude qu'il avait déjà vu ce dragon quelque part. Cela voulait dire que si cette Abygaëlle était bien Aby, alors le dragon devait être... Mince ! Quel était son nom déjà ? Cabriole ? Virevolte ? Bondissant ? Le prince se releva lentement, sur ses gardes et prêt à fuir à tout moment (quel autre choix avait-il ? On venait de lui subtiliser son arme ?), plissa les yeux avant de demander :

- ... Pirouette ? Est-ce que c'est toi ?

Il était bien plus grand que dans ses souvenirs et Sornette avait l'impression que toutes les pièces du puzzle se mettaient en place. Toutes sauf celle qui expliquait comment Aby était revenue au phare. Il savait que certains y parvenaient mais que généralement, ils étaient de retour des années plus tard et n'étaient plus tout à fait les même. Était-ce pour cela qu'elle ne l'avait pas reconnue ? Il attendit avec impatience une réaction, quelque chose qui indiquerait qu'il avait raison. Et même s'il craignait le faux espoir, il se surprenait à espérer du plus profond de son âme que cette jeune femme était bien celle qu'il pensait. Au diable la certitude, il savait qu'il avait raison et cela lui suffisait pour le moment. Il se jeta sur Abygaëlle et la serra contre lui, trop heureux qu'elle soit de retour :

- Je pensais ne jamais te revoir ! Je suis si content que tu aies pu revenir !