Histoire
Il était une fois, un jour semblable à tous les autres. Le soleil vient à peine de se lever, couvrant ta petite maison tordue de ses rayons doux. Il s’infiltre par les fenêtres ouvertes et vient jouer avec les miroirs, les vitraux ou les bouts de métal traînant par-ci par-là dans tes pièces remplies de bric-à-brac, créant bien vite un petit spectacle unique et pourtant semblable à celui des autres matins. Un spectacle que tu ne louperais pour rien au moins, te levant chaque jours avant l’aurore pour pouvoir y assister.
Une tasse de thé à la main, encore enroulé dans un grand plaid en laine, tu t’assois dans le coin d’une pièce et admires. Il n’y a aucun autre bruit que celui de ta respiration ou des oiseaux se réveillant, là dehors, t’offrant un calme parfait. Cette routine, si importante pour toi, te donne souvent l’occasion de te perdre dans tes pensées.
Tu te rappelles alors de ces petits moments qui ont parsemé ta vie, de ces souvenirs incroyables ou tout à fait banals, et il n’est pas rare de voir un sourire se dessiner sur ton visage endormi. Tu te demandes parfois quel souvenir, quelle idée va venir germer dans ton esprit, si tu seras surpris ou non, nostalgique ou heureux, si ce sera un souvenir douloureux ou une idée de génie.
Rien de tout cela ce matin, juste un grand vide serein. Ta nuit a été assez mouvementée comme ça, s’improvisant théâtre de tes cauchemars et, la fatigue prenant le dessus, ton esprit ne s’est pas encore tout à fait mis en route.
Ça n’est pas plus mal, penses tu distraitement, aimant ce calme mental.
Mais, alors que le spectacle prend fin, une idée germe enfin. Une question, plus précisément, qui va t’accompagner tout au long de cette journée.
Comment en suis-je arrivé là ? Tu te souviens qu’il n’y a pas si longtemps – un an ou deux peut être, tu n’as jamais eu la notion du temps – tu étais encore dans l’Autre Monde, à remplir ton rôle d’Éclaireur. Et maintenant, te voilà sur le sol de ton atelier, en pyjama.
Comment en es-tu arrivé là ?D’un revers de la main, tu balaies cette question – dont tu sais que la réponse sera douloureuse – et t’ancres dans la réalité. Tu te redresses avec maladresse et reprends ton rituel matinal. D’abord les plantes qu’il faut arroser, puis les Veilleurs qu’il faut nourrir et réconforter. C’est ton deuxième moment préféré de la journée, passer du temps en compagnie de ces créatures que tu adores et jalouses. Tu aimerais avoir le tien, comme ont les enfants. Toi tu ne l’abandonnerais jamais, ne le laisserais pas derrière toi lorsqu’il est temps de grandir.
«
Ça doit être si merveilleux d’avoir quelqu’un avec qui créer un tel lien, vous ne pensez pas ? » murmures tu, plus pour toi même que pour ta petite audience.
Même si tu sais que c’est totalement impossible, tu gardes une once d’espoir. Peut être qu’un jour le Phare t’accordera ton propre Veilleur. Après tout, il est capable de faire de grandes choses, des choses incroyables, comme te créer toi et toutes les autres Sentinelles. Certes, tu n’as pas toujours une grande impression de toi-même – il y a des jours avec et des jours sans, que voulez vous – mais tu dois bien reconnaître que de donner vie à toi, tes rêves et tes lubies, ça n’est pas rien. Il t’arrive de te demander ce que c’était avant ton arrivée, si même il y a eu un avant ? Es-tu né en même temps que tous les autres ? Ou alors es-tu venu après, lorsqu’on a eu besoin de toi, spécifiquement ? Tu n’en as aucune idée, bien incapable de t’en souvenir.
Pas le temps de te plonger dans ces pensées vaguement philosophiques ou de remettre toute ta vie en question, tu dois aller ouvrir ta boutique. Jetant un dernier coup d’œil pour vérifier que tout est à sa place, tu quittes ta maison tordue faite de bric-à-brac et de pièces farfelues empilées n’importe comment les unes sur les autres, et te mets en route, direction le village.
«
Dis Liv, tu pourrais réparer ma peluche s’il te plaît ? »
La voix te fait sursauter, t’interrompant dans tes pensées et cette question que ne te quitte pas –
Comment en suis-je arrivé là – avant que tu ne baisses les yeux sur l’enfant à qui elle appartient. Avec un sourire doux de façade, tu attrapes l’objet qu’on te tend et te met au travail.
Liv. C’est le prénom qu’il t’a donné. Ce souvenir là tu t’en souviens, plus qu’aucun autre. Ce n’était pas la première fois que tu changeais de prénom, t’accordant sur les envies de tes protégés, mais cette fois-ci tu l’as gardé. Au début tu t’appelais Feuille, tu crois, ou quelque chose comme ça. Et Feuille tu restas, jusqu’à lui.
« Vous êtes qui ?
A ton avis ?OliverJeanOskarVincentLiv. C’est joli Liv et ça vous irait bien.Du premier coup, bien joué. »
Tu commençais toujours tes missions de cette façon, t’accordant à ce prénom, cette identité qu’ils te donnaient. C’était la seule extravagance que tu te permettais, la seule petite digression vis à vis de La façon de faire – ou en tout cas c’est que tu as toujours cru. Ça t’amusait d’emprunter ces identités, de jouer ce rôle qu’ils te donnaient à l’aide d’un simple prénom, même si au fond tu étais toujours le même Feuille. A moins que ce ne soit Narcisse, tu ne t’en souviens vraiment pas.
«
C’est vraiment gentil de m’aider comme ça, Liv.C’est pour ça que sont faits les amis, non ?C’est vrai. » t’avait il répondu en riant. Son rire tu t’en souviens encore et as parfois l’impression de le retrouver dans les petits bruits du quotidien. «
Mais quand même, je suis désolée d’avoir autant besoin de toi. C’est … C’est comme si tout était plus compliqué. Comme si j’étais étranger à cet endroit. Tu comprends, non ? »
Il est vrai qu’il lui avait fallu plus de temps que les autres pour se faire sa place, comme s’il refusait de tout son être le monde des Adultes, et tu craignais qu’il n’y arrive jamais vraiment. Au fond ça ne t’aurait peut être pas tant dérangé que ça, car tu appréciais passer du temps en sa compagnie. Mais malgré tout, même si tu refusais encore de le voir, cet Autre Monde t’étouffait et te tuait à petit feu. Le calme du phare te manquait et la violence des Autres t’était insupportable.
Peut être que c’était pour le mieux.«
Je crois que je t’aime.Oh, Liv. Je. » la suite tu ne l’as jamais écoutée. Ce n’était plus la peine. Tu te moquais bien de ses excuses ou de cette fille qu’il avait rencontrée. Ce simple
Oh, Liv t’avait déjà tout dit. Presque tout, en vérité, et tu n’aurais jamais pu deviner ses derniers mots. «
Je n’ai plus besoin de toi. »
«
Liv ! LIV ! T’es en train de toute l’abîmer là !Hm ? Oh ! Pardon, j’étais ailleurs. J’arrange ça tout de suite.T’es toujours dans la lune Liv, c’est fou. Un jour tu vas te taper un arbre tu sais ! » Tu souris, feignant être amusé et n’osant pas avouer que cela t’es déjà arrivé, plus d’une fois.
Mais la petite a raison malgré tout. Tu es trop dans la lune, toi qui t’étais promis de ne pas le laisser t’embêter à ta boutique. Les souvenirs et la tristesse c’est chez toi uniquement. Après tout, c’est là-bas que tu es resté prostré pendant si longtemps que certains t’ont cru mort. Puis un jour, aussi soudainement que tu avais disparu, tu as recommencé à sortir de chez toi. Tu as quitté pour de bon ton rôle d’Éclaireur et es venu ouvrir ta boutique. Ce ne fut pas facile tout de suite, et on parle souvent en riant de ces fois où tu as fondu en larmes en pleine rue sans aucune raison ; mais tout doucement, tu recommences à vivre correctement.
Un jour, peut être, tout ça ne sera plus qu’un mauvais souvenir, à moitié effacé comme tous les autres. Ce jour là tu pourras te lier de nouveau aux autres, comme tu le faisais avant. Ta maison ne sera plus si loin du reste, à l’écart de tout, et peut être même que tu les inviteras à venir manger chez toi.
«
Dis Liv, après on va jouer avec les autres et puis des Sentinelles aussi. Tu veux pas venir ?Non merci. J’ai un bon livre et une tasse de thé qui m’attendent chez moi. Merci. »
Un jour, peut être. Mais pas tout de suite.