La princesse, le prince et les chapeaux volants // Sornette

Sornette n'était pas ce que l'on pouvait considérer comme une personne organisée. Il suffisait de regarder l'état de sa chambre à l'étage de la poste pour en être certain. Bien entendu, des personnes ignorantes y verraient une pièce parfaitement rangée et en bonne état mais il suffisait de regarder d'un peu plus près pour révéler la mascarade. Sa pièce de vie était tout à fait viable si on n'ouvrait pas les placards où étaient entreposés nombre d'objets inutiles ou si on ne passait pas sa main sur le dessus des étagères couvertes de poussière. Ce n'était pas le rôle du prince de tenir sa chambre en ordre, ô non, et surtout pas à un prince qui possède le don d'animer des objets à sa guise. Voilà pourquoi environ une fois par semaine, balais et serpillières s'animaient pour rendre l'endroit plus présentable. À vrai dire, la seule partie de l'étage où on ne trouvait pas le moindre grain de poussière et qui était toujours en ordre se trouvait être l'armoire à chapeaux. Impossible de savoir pourquoi le prince continuait à l'appeler ainsi car il s'agissait davantage d'une pièce à part entière qui représentait tout de même près du quart de la surface totale de l'étage.

Entrez dans le placard et c'est un nouveau monde qui s'ouvre à vous : des dizaines de chapeaux, tous plus extravagants les uns que les autres, étaient alignés sur des étagères semblant créées spécialement pour eux. Au fond de la pièce se trouvait une large vitrine minutieusement éclairée pour attirer le regard et sur laquelle on pouvait lire les lettres formant les mots "Couronne royale". Et au milieu de tous ces bicornes, haut-de-forme, canotiers, chapeaux melons ou bérets se trouvait Sornette, assis en tailleur armé d'une brosse conçue spécialement pour l'entretien de ses protégés. Il manipulait avec précaution un tricorne qu'il avait acquis il y a de cela des années et traquait la moindre tache ou anomalie. Finalement, au bout de longues minutes d'examen, il poussa un soupire résigné, se tourna vers son garde du corps qui attendait patiemment depuis bientôt deux heures que son maître entreprenne une seule action intéressante et annonça :

- J'ai besoin d'un nouveau chapeau.

Il savait déjà où il allait la mettre : armoire 3 étage 2 emplacement D. Un de ses sombrero avait rendu l'âme durant une tempête particulièrement violente et malgré tous les efforts de la sentinelle pour ignorer le trou béant sur son étagère, il se sentait mal à l'idée qu'il pourrait acheter un nouveau chapeau et qu'il ne l'avait toujours pas fait. Un seul moyen de combler ce vide : la boutique de chapeaux dans la zone providentielle. Voilà des années que Sornette s'y rendait lorsqu'une soudaine envie de dépenser des babioles le prenait. Le vendeur l'avait déjà vu franchir trois fois la porte de son magasin aujourd'hui : la première fois pour venir en repérage, la seconde pour acheter le chapeau de son choix avant de poser le regard sur un magnifique feutre noir aux plumes bleues qui le faisait hésiter et enfin, la dernière fois il y avait 30 minutes environs lorsqu'il avait passé 15 minutes devant un miroir à essayer les deux chapeaux qui lui faisaient envie. Fut un temps où il aurait acheté les deux. Non, à vrai dire, il aurait acheté tout le stock mais depuis qu'il avait perdu son royaume, il devait surveiller ses dépenses. Voilà pourquoi il allait et venait au magasin, pour se laisser le temps de la réflexion avant d'arrêter définitivement son choix. Il avait finalement pris la décision d'acheter le chapeau de mousquetaire et entra comme un homme assuré pour la quatrième fois de la journée dans la boutique. Il s'apprêtait à dire quelque chose lorsqu'un chapeau volant fonça droit vers lui. Il voulut l'éviter mais trop tard, le couvre-chef avait atteint son but. Qu'est-ce qu'il avait fait à ce chapeau ? Pourquoi le détestait-il à ce point ? Il était jaloux ? Les secondes s'écoulaient alors que Sornette agitait les bras dans tous les sens, manquaient de perdre l'équilibre tous les deux pas et essayait tant bien que mal d'éviter les autres projectiles qui fonçaient vers lui comme s'il avait tué leur famille et leur chien. Il parvint enfin à se débarrasser de celui qui lui obstruait la vue et prit quelques instants pour calmer son cœur qui battait à tout rompre dans sa poitrine. Même son chevalier de chiffon ne savait comment réagir face à une situation aussi absurde. Cela représentait-il véritablement une menace pour son souverain ? Il conclus que non resta à sa place pendant que Sornette reprenait ses esprits. Celui-ci ne remarqua que tardivement la petite fille qui se tenait à quelques mètres de lui et qui lui tendait un carnet. Elle avait l'air désolée et le regardait comme s'il venait d'affronter une armée de chauve-souris enragées.

- Oh, oui, ça va, ne t'en fais pas. Je... (il regarda le chapeau qu'il tenait encore dans ses mains) crois que c'est à toi.

Il s'avança en lui tendant le couvre-chef et et l'examina un peu plus en détail : si on oubliait qu'il avait failli le tuer quelques secondes plus tôt, il était vraiment beau. C'était juste dommage qu'il n'y ait pas plus de rubans... Le prince imaginait déjà l'inconnue avec un chapeau à larges bords, un ruban bleu enserrant sa tête, ou rose peut-être ? Il hésita un instant mais c'était beaucoup trop tentant :

- Si je peux me permettre, un chapeau dans ce style-ci (il pointa un chapeau qui ressemblait à ce qu'il avait en tête) t'irait à ravir. Peut-être plus dans les tons bleus ou violet, ça ferait ressortir tes yeux. Attends...

Il s'éloigna et sélectionna trois couvre-chef qui pourraient aller à la jeune fille (ce ne fut pas long, il connaissait la boutique mieux que le propriétaire) et lui tendit ses découvertes.

- Qu'en penses-tu ?

Il affichait un large sourire plein d'espoir, celui d'un homme qui se trouve dans son élément et est heureux de pouvoir aider les autres avec ses connaissances.