.À l'encre de vos danses | Abygaëlle & Aulne. [Phase 2]

Le stand aux tatouages est fin flamboyant avec ses poutres couvertes de fleurs et ses étagères aux flacons disparates, emplis de poudres végétales aux propriétés parfois aléatoires. Depuis l'ouverture officielle, des badauds poussés par la curiosité ou des habitués de la place sont venus visiter la petite tente et quémander, ici un masque en adéquation avec un déguisement, là un motif familier, et tous repartent ravis de l'affaire, avec de petits cris d'exaltation ou de surprise. Ayant accepté l'offre d'Abygaëlle, Hyacinthe est resté à proximité ; il n'est pas doué pour appâter le chaland, mais quand il s'agit de dessiner et de mélanger les encres – peut-être parce qu'il s'y applique plus que de raison –, il ne s'en sort pas si mal. Lui-même est souvent subjugué par les effets des tatouages, et il s'émeut de voir glisser sous un épiderme le petit orvet à ailes qu'il vient d'y tracer en ocre et mauve, ou bien de regarder une chevelure entière virer au vert après un tatouage d'arbre.
Quand il n'y a personne, l'attention du garçon se tourne vers l'orchestre non loin, vers le brouhaha des cuivres et des costumes qui virevoltent, des rires et des notes euphoriques qui s'en échappent. Il n'a pas particulièrement envie de se joindre à la foule des danseurs, mais il aime en contempler le patchwork ; lui a préféré garder Pelisse sur ses épaules plutôt que de la troquer contre un déguisement, aussi sublime soit-il, et de temps en temps il la pose sur des clients qui veulent tester l'impact des changements thermiques sur leur tatouage.

Alors que le jour s'éteint à l'horizon, rehaussant l'éclat des guirlandes lumineuses disposées sur le stand,  le Feu follet profite d'un instant de repos pour se tourner vers ses compagnons.
« Est-ce que, vous aussi, vous voudriez essayer les tatouages ? Nous en avons exécuté plein, mais nous n'avons pas pensé à nous en faire, sur nous. Et ça pourrait servir d'exemples pour ceux qui se demandent, qu'est-ce que ça fait ? »
En vérité, il est juste plutôt curieux de connaître la sensation. Quitte à le regretter plus tard.

Si la fin des préparatifs n’avait posé aucun problème à Aulne— se concentrer sur son rangement lui permettant d’ignorer le bruit et l’agitation qui le gênaient tant— le début de la fête lui était presque douloureux. Bien sûr, le stand d’Abygaëlle était absolument ravissant, et bien sûr que la sève remplissait à nouveau son vieux coeur de bois tout sec à la vue des deux Feux Follets s’activant pour parer les festivants de leurs plus agréables effets… Mais le reste. Le reste, c’était trop. Trop de bruits, trop de monde, trop d’agitation, trop de couleurs vives, trop, trop, trop.

Aulne se sentait coincé à l’arrière de la tente, passant les pots et les pinceaux à l’une ou à l’autre, protégé du plus gros des réjouissances mais incapable de s’échapper. Et il ne voulait pas non plus leur faire de peine; tout le monde avait l’air de tellement s’amuser ! S’il partait maintenant, les autres le remarqueraient et seraient déçus, mais s’il restait, son début de mal de tête ne ferait qu’empirer… Et il ne serait pas capable d’assurer ses devoirs le lendemain, quand les Eclats et les Feux Follets se reposeraient mais que les Sentinelles auraient à remettre le Village dans l’état dans lequel tout ce petit monde l’avait trouvé. (Personne ne lui avait dit que ce serait le cas, mais c’était ce qui semblait le plus logique à son petit cerveau feuillu.)

Il en était à ce point là de ses réflexions lorsqu’Hyacinthe proposa de leur faire essayer les tatouages éphémères dont la foule se régalait, et Aulne eut une idée.

“Je n’ai pas vraiment d’idée de motifs, mais j’en veux bien un… Est-ce qu’il y a une encre relaxante ?”

Une nouvelle fois Hyacinthe craint que son intervention ne suscite des représailles – comme à cette époque où la parole lui faisait défaut –, cependant Pelisse ne le restreint pas ; passé les premiers jugements dont elle affuble toujours les inconnus, le Veilleur a probablement disposé Abygaëlle, sur sa trame personnelle, quelque part dans l'intervalle du positif, et Aulne à la frontière supérieure du neutre, faute de matière sur laquelle construire une opinion concrète. Mais après tout, une Sentinelle garde-chasse ne peut être un mauvais bougre. Recevoir l'aval de la Feu follet n'est par ailleurs pas une victoire, plutôt un soulagement, et quand elle énonce son vœu artistique, le garçon ne s'attendait pas à ce qu'elle embraye sur pareille révélation : lui, associé d'Aby dans son futur salon ?
C'est bien rapide, il faut croire que tu lui as tapé dans l'œil... La nuance goguenarde de Pelisse ne lui échappe pas et fait rosir ses joues. Tant de confiance d'un coup, c'est trop pour lui. Il voudrait s'asseoir pour réfléchir. À la place, Aulne le sauve involontairement en demandant une encre comme d'autres commandent une tisane de camomille et un peu de solitude au coin d'une cheminée. Peut-être même est-ce ce que le Cerf sous-entend, au vu de sa mine palote et de son air de vouloir être à des lieues d'ici. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas remarqué plus tôt ? Hyacinthe en cultive une certaine honte ; tout à son enthousiasme neuf, et tout intimidé qu'il était en présence de la Sentinelle, il n'a pas songé qu'elle pût souffrir des circonstances et qu'elle gardât le silence pour ces raisons.

« O-Oui ! Mais on ne l'a pas encore essayée, personne n'en veut... » Car qui voudrait se relaxer au fol milieu d'un carnaval ? « C'est la bleu lavande. » Joignant le geste à la parole, le brunet s'empare du pot concerné avant de le tendre à Abygaëlle, avec un pinceau, puis ajoute : « Est-ce que tu veux t'en charger, Aby, pendant que je te tatoue les iris ? On ferait une chaîne, ce serait plus simple, toi devant Aulne, et moi derrière toi. » Et se tournant ensuite vers Aulne, dans l'espoir que le message secret ait bien été intercepté et décodé : « Est-ce qu'un dessin sur... le front... vous préféreriez ? Des volutes... ou des ailes, c'est léger ? »
Ignorant des effets secondaires, il souhaite seulement qu'un motif délicat, à l'encre relaxante, aura le rendu nécessaire pour apaiser ne serait-ce qu'un instant le garde-chasse. Pendant que dans son propre crâne tourbillonne encore la proposition d'Aby à laquelle il n'a pas donné de réponse, incapable de prendre une décision comme s'il s'agissait de la plus grave de sa vie. En vérité, il n'ose y croire.

En un battement de cils l'affaire est conclue, si vite qu'Hyacinthe a le sentiment de n'avoir pas été là pour les délibérations ; pourtant ce sont bel et bien ses idées qui sont appliquées à l'instant, avec l'approbation conjointe d'Abygaëlle et d'Aulne, et cette nuque sous ses yeux atteste la confiance que lui octroie cette première – maintenant il s'agit de ne pas la décevoir, surtout si elle envisage de l'engager plus tard dans son propre salon. Le garçon ne peut s'empêcher d'admirer la manière dont la rousse décale sa chevelure, le morceau de peau nue, pâle, fine, qu'elle lui offre, à se demander si la courbe de ses propres épaules ressemble aussi à cette petite dune joliment lisse, sans doute pas, dommage, il aurait aimé que l'on puisse, peut-être, leur trouver cette fragilité féminine, une délicatesse de fille que son pinceau viendra souligner doucement. 
« D'accord. Je te remercie, je vais y réfléchir... », promet-il en réponse à la bienveillance de son aînée, craignant toutefois que ce report ne soit interprété comme de la réticence.
C'est effectivement de la réticence, quoiqu'elle ne soit pas causée par du mépris ou un quelconque dédain, bien au contraire ; inconfiant comme il est en ses capacités, la seule pensée qu'elle puisse regretter sa proposition suffit à le bloquer. Pour se sortir de l'impasse, il commence à dessiner.

D'abord une poignée d'herbes, de minces lames de verdure qui montent et descendent sur l'épiderme, avant d'y ajouter, par de petits mouvements courbes, des corolles pourpres et violines, tout en marbrures ; on y dépose en leur cœur une touche de soleil et d'ocre, assombrit sans excès les contours duveteux ; sous les poils du pinceau les fleurs prennent couleur et bientôt vie, littéralement vie, ce qui ne manque pas de désarçonner Hyacinthe. Il pousse un petit cri étonné, mais sans frayeur, lorsque dans un froissement végétal l'iris qu'il termine à l'instant se met à enfler, à prendre consistance et à fleurir pour de vrai, à même le corps d'Abygaëlle, suivi aussitôt des deux autres corolles qu'il avait esquissées – il ne s'attendait pas du tout à pareille croissance.
« Heu, Aby', on a un souci... » Par réflexe il attrape une des feuilles afin d'essayer de la décrocher, sauf qu'elle résiste – tirer sur ces plantes équivaut probablement à tirer sur des cheveux..? – et il se fige aussitôt par peur de faire mal à la rouquine, qui ne peut rien voir de ce qui se passe dans son dos. Contrairement à Aulne, dont la perspective ne peut nier la magie à l'œuvre sous son nez, et à qui Hyacinthe jette un regard désemparé. S'il avait été fleuriste, ç'aurait été, mais nonobstant son prénom, il n'a rien qui le rattache à l'art floral. Alors help.

La chaîne se forme et Aulne y prends sa place, soulagé que personne ne semble avoir remarqué son malaise— ou qu’en tout cas les deux Feux Follets aient été trop polis pour le lui faire remarquer. Ils ont l’air bien trop occupés par leurs propres affaires, ces deux-là, de toute façon, et au fond, c’est tant mieux comme ça.

“Des ailes, pourquoi pas ?” dit-il avec un petit hochement de la tête. Il a déjà des cornes sur la tête, alors des ailes sur le front… “Oui, très bien,” ajoute-t-il d’un air un peu plus décidé. “Des ailes lavande, partons sur ça.”

L’effet de l’encre, s’il est immédiat, est relativement discret au début. Ce n’est pas le soulagement immense qu’Aulne espérait, mais le tatouage doit être plus efficace que la Sentinelle ne le perçoit car la transformation d’Abygaëlle ne lui arrache qu’un haussement de sourcil et un petit “Ah. Oh. Certes.”

Comprenant la détresse muette d'Hyacinthe, il avance la main et effleure un pétal du bout des doigts. C’est bien une fleur… Une fleur dont l’origine est très clairement magique, mais une excroissance végétale tout de même. Pas de la chair humaine.

“Un effet secondaire intéressant, je suppose,” commente-t-il en repliant sa main sur ses genoux. “Abygaëlle, ça va ?”

Ce que lui considère comme un problème n'en est visiblement pas un aux yeux de la rouquine, qui s'extasie presque aussitôt de cette magie pourtant incongrue, ni à ceux de la Sentinelle – pour qui ce genre d'extraordinaire est sans conteste pétale courant. Même Pelisse, dans un pli persifleur, pouffe face à la stupeur de son Feu follet, et ces réactions mêlées convainquent Hyacinthe qu'il n'y a là rien à craindre. En revanche, ce qui mérite son inquiétude, c'est le geste soudain d'Abygaëlle pour s'emparer d'un couteau et le porter à sa nuque, mais il est si lent à la détente, à moins qu'elle ne soit trop véloce, pour la stopper avant qu'elle ne commette l'irréparable... Ou pas. Aucune effusion de sang. Aucune scène de crime. Précise et agile, la jeune femme tranche les tiges feuillues dont elle conserve les efflorescences entre ses mains, alors même que de nouvelles pousses s'empressent de remplacer les précédentes. Attrapant une paire de ciseaux, le garçon commence alors, à son tour, à couper l'excédent, méticuleusement, et chaque taille laisse place à des fleurs plus petites, moins nombreuses, comme des pensées d'abord, puis de mignonnes véroniques, puis plus rien, l'encre seule sur la peau blanche, et dans les paumes une hécatombe florale. Au fur et à mesure qu'il désherbait, Hyacinthe laissait sa cape absorber fleurs et feuilles, de sorte qu'il ne resta au bout du compte nulle trace de son forfait – juste un petit coquelicot sur le haut de ses joues, sous l'effet du compliment d'Abygaëlle.
« Cette encre servirait mieux à un jardinier qu'à un tatoueur, remarque-t-il avec un soulagement amusé. Autant que l'encre relaxante à un pharmacien. »

Cependant, maintenant qu'il fait nuit sur la place et que l'on a annoncé le lancement du défilé de chars, Hyacinthe percute : il est tard. Très tard. Et s'il ne s'active pas un peu, lui qui avait cru s'offrir une après-midi drapée de solitude et de tranquillité, il va rater le début de son émission. Anniversaire de Céleste ou non, il se doit de tenir le studio et, d'ailleurs, ne se gênera pas pour évoquer les réjouissances de cette journée. C'est même avec un soupçon de réticence qu'il s'oblige à dire au revoir à ses comparses – il a le sentiment de leur faire faux-bond alors qu'il n'avait rien promis – voire un chouïa de peine. La parade lui donnait envie, malgré tout.
« Il faut que j'y aille... On m'attend à la station radio pour l'émission de cette nuit. » Un pas en arrière, doux. Il déteste ce genre d'adieux, un peu précipités. A l'horrible sensation de commettre une faute. « Ce fut un plaisir de vous rencontrer, tous les deux. Et de travailler avec vous. Merci pour votre bienveillance, vraiment. » Quand il s'incline en avant, Pelisse laisse échapper quelques fleurs d'entre ses mailles. On dirait qu'elle a éternué des iris. Un pas en arrière, encore. Ce n'est pas tant que c'est dur, mais il est des souvenirs qui cogne à la porte de son cœur tandis qu'il s'éloigne, et il n'a guère envie de leur ouvrir. « Faites attention à vous. Et, oh, Aby'..? À bientôt, peut-être. » Ni oui ni non, sa décision n'est pas encore arrêtée ; néanmoins il ne veut pas qu'elle s'imagine qu'il ait oublié sa proposition ou qu'il profite de son devoir pour négliger de lui répondre.
Quand il sera prêt, il viendra la voir.